INDIVIDU ET SOCIÉTÉ DANS LA SOCIOLOGIE DU ROMAN PROUSTlEN*

 

Catherine BIDOU-ZACHARIASEN

RÉSUMÉ. – Cet article propose un bilan critique de la littérature concernant la sociologie du roman proustien. On montrera dans un premier temps comment celle-ci a été interprétée, de façon dominante, à la lumière de la sociologie tardienne. Quelquefois, mais plus rarement, elle a été estimée comme marquée par le holisme de Durkheim. Renvoyant dos à dos ces deux types de points de vue, qui présupposent l'un comme l'autre une opposition entre l'individu et la société, l'article s'emploiera à démontrer comment la théorie sociologique, explicite, du roman s'appuie au contraire sur une prise en compte de leur constante implication mutuelle. Une deuxième dimension sera envisagée: elle concerne le statut du symbolique, repéré par cette littérature comme important chez Proust mais dénié comme entrant en compte, pour lui, dans la constitution de la réalité sociale. Le troisième point de vue sera celui du salon mondain construit par Proust comme scène d'interactions. On s'appliquera à montrer comment l’imputation du paradigme interactionniste n'est pas incompatible avec celui d'une prise en compte des rapports sociaux.

ABSTRACT. – In this text, the author focuses upon the literature concerning Marcel Proust's sociology. In the first place he tries to demonstrate that it has been, in a dominant way, interpreted through Gabriel Tarde’s conceptualization. Sometimes proustian sociology has been also considered as holist and refering to the durkheimian paradigm. Sending away back to back this two kinds of thesis, this paper argues instead how marcel Proust’s sociology takes in account agency and society through their continuous mutuals implication, asserting itself, by the way, as very modern and theoretical. The author develops too how Proust's sociology combines interactionnist and class analysis approach.

 

 

Si l'image du fin psychologue, analyste des méandres de l'âme humaine, a été longtemps dominante, l'idee d'un Proust sociologue n'est pas neuve. A ce jour les études concernant ce thème, sans être legion, sont assez nombreuses. C'est donc ici à un bilan critique, sans doute non exhaustif, des principales tendances qui s'y expriment que je m'attacherai (1). La plupart de ces travaux partagent le point de vue, légitime, d'une véritable sociologie proustienne inhérente au roman lui-même. Si la prise en considération d'un texte littéraire comme discours sociologique, et non pas uniquement comme témoignage, peut paraître aujourd'hui poser problème, la question ne se posait pas à l'époque dans les mêmes termes. La sociologie a mis du temps à s'autonomiser par rapport à la littérature, concurrentes qu'elles étaient à propos de l'étude des moeurs de la société industrielle naissante. C'est la thèse d'une étude de W. Lepenies (1990) rappelant combien on a du mal à imaginer, aujourd'hui où elles évoluent à l'intérieur de frontières institutionnellement bien distinctes, l'âpreté de la compétition qui les avait opposées au tounant du siècle. En ce sens les romanciers du XIXe siècle avaient pu s'exprimer en toute liberté tout en prétendant à la peinture sociologique. Proust ira plus loin en doublant son texte d'un méta-discours à intention théorique. Pour W. Lepenies, Proust, d'abord artiste mais jouant sur divers registres, représente la meilleure illustration d'une littérature intégrant une science sociale naissante. Il rappelle également que les écrits sociologiques de Gabriel Tarde relevant encore largement du style littéraire ont représenté en cela une transition. Il faudra attendre les polémiques ouvertes par Émile Durkheim et ses proches pour voir la sociologie reconnue en tant que discipline à part entière, peu avant la guerre, au sein de la Nouvelle Sorbonne. Il faudra aussi attendre l'apparition de revues spécialisées pour que les types d'écriture s'autonomisent eux aussi. Cet épisode de l'histoire intellectuelle et universitaire est d'ailleurs évoqué à plusieurs reprises dans A la recherche du temps perdu.

 

Du côté de Tarde?

Sans doute inspirés par un souci de rationalité historique, la plupart des auteurs des études sur la sociologie proustienne ont cherché à la recadrer par rapport aux débats disciplinaires de l'époque et à l'antagonisme entre Tarde et Durkheim (2). Dans la plupart des cas, ils l'ont située du côté de Tarde qui interprétait les phénomènes sociaux comme la résultante d'actions individuelles. La minutieuse peinture des moeurs de salons cadre bien, dans leur raisonnement, avec la psychologie sociale qui sous-tend la théorie tardienne de l'imitation. Cette parenté supposée entre Tarde et Proust dénote chez ceux qui tentent d'en faire la démonstration le partage d'une vision qu'ils dénoncent généralement eux-mêmes, à savoir celle d'un psychologisme qui dominerait le roman. Ainsi une spécialiste de cet auteur, A. Henry (1986), affirme tout d'abord que: "Tarde est le seul grand esprit à proposer une interprétation moderne du primat de l'individu et à développer une méthode scientifique basée sur le vitalisme. Le véritable fondateur de la sociologie, esprit brillant et délicieux, après sa mort prématurée en 1904, a été occulté durablement par la collusion de Bergson et de Durkheim qui par jalousie ont censuré son nom, ce qui permet de le piller encore aujourd'hui et de le priver de la gioire qui lui revient" (p. 89). Elle estime ainsi que: "Proust s'est tourné vers une science neuve, la sociologie dont le brillant fondateur G. de Tarde a défini en 1890 l'objet et la méthode. [...] Le principe fondateur de toute société pour Tarde est l'imitation. Cet instinct vital explique la constitution des groupes autour d'un chef et la modification de ceux-ci d'après des facteurs psychologiques eux aussi, habitude, horreur de la nouveauté, fascination par une autre vedette. Ce qui unit le groupe — et Tarde évoque plus volontiers les sous-groupes, terme technique que reprend Proust — est l'accord sur les valeurs communes en tout domaine [...] Quant au mouvement des sociétés, il provient également de la malléabilité psychique des êtres qui composent les sous-groupes" (p. 179) (3). Elle prétend encore que "Proust fasciné dès 1895 — la gioire de Tarde est alors à son apogée — par une telle doctrine cherchera toute sa vie à lui donner une expression littéraire" (p. 90).

Pour Tarde, selon le même auteur, l'histoire n'est rien d'autre que le résultat des actions des individus orientés par l'imitation, et c'est ainsi "qu'au nom du réalisme historique il repousse l'explication hégélienne comme chimérique [...] une société ne se définit pas par une mentalité collective surgie d'on ne sait où, comme le voudrait Durkheim, mais par une adhésion personnelle de chacun à des idées ou des valeurs ou des modes incarnées par une vedette. [:..] Les causes qui régissent l'univers habitent l'individu entendu comme un faisceau d'instincts échappant à toute rationalité" (p. 89-90). Le postulat d'A. Henry étant l'influence de Tarde sur Proust, elle en vient à projeter sur l'oeuvre de celui-ci, ce qu'elle perçoit dans celle de celui-là, à savoir un certain désintérêt pour l'histoire — qui reste lui-même d'ailleurs à démontrer: pour Proust "l'histoire sert de calendrier à des événements qu'elle n'explique nullement" (p. 179). Elle légitime cette perception d'un déni de l'histoire que contiendrait le roman, par un prétendu désintérêt de l'homme vis-à-vis de la politique, des événements: "La distance que Proust observe dans toute évaluation politique est considérable. Elle le porte d'ailleurs à s'intéresser essentiellement aux jeux diplomatiques qui démontrent à l'état pur l'inanité de l'histoire. […] Sa correspondance témoigne de l'irréalité qu'ont pour lui les catastrophes: pogroms et pillages en 1907 en Roumanie, guerre russo-japonaise. Aussi La Recherche présente-t-elle l'affaire Dreyfus comme un simple conflit d'opinions qui s'épuise dans le verbalisme, l'alliance franco-russe, si calamiteuse pour l'économie française, comme un numéro d'opérette, et reste muette sur l'assassinat de Jaurès. […] Pour la guerre de quatorze, il n'a aucune idée de ce qu'elle était" (p. 91-92).

Ces affirmations témoignent tout à la fois d'une mauvaise analyse de l'oeuvre et d'une interprétation partisane de l'attitude de l'homme. L'affaire Dreyfus n'est pas réduite dans le roman à "un simple conflit d'opinions", mais bien à un phénomène historique de première importance (4). Quant à l'homme Proust, il a prouvé qu'il se sentait comme la plupart de ses contemporains largement concerné par la guerre. En intellectuel, il était passionné par la presse et en particulier les analyses militaires. La façon dont il traite l'histoire dans le roman en allusions, à travers des scènes anecdotiques, correspond à un parti pris formel à fonction théorique, celle de polariser l'attention sur l'espace social à fonctionnement essentiellement symbolique. Ce choix stylistique ne signifie nullement la non-prise en considération ou l'absence d'intérêt vis-à-vis de l'histoire. De plus, la posture épistémologique d'A. Henry, qui consiste à analyser l'oeuvre à la lumière de la vie supposée de l'auteur, peut prêter à confusion si ce n'est à contresens — comme l'avait montré Proust lui-même dans Contre Sainte-Beuve — et cette interprétation du rapport de Proust à l'histoire en est un exemple.

Tout en reconnaissant la fermeté de position de Proust lors des premières campagnes de signatures en faveur de Dreyfus, A. Henry juge qu'il s'était plus tard démarqué par rapport aux dreyfusards. Mais ce n'est pas tant par rapport à la cause que Proust était devenu réticent, mais bien plutôt par rapport à ce qu'il y avait saisi, à savoir qu'elle avait constitué un tremplin pour des opportunistes. Certains, pas nécessairement les plus convaincus, avaient pu rentabiliser leur positionnement en faveur de Dreyfus en trouvant à se placer. Tout cela est très bien peint dans le roman, et Proust montre comment les convictions personnelles et l'analyse sociale ne relèvent pas des mêmes registres (5). Cette tentative de démonstration d'un dreyfusisme proustien fìnalement émoussé est sans doute destinée à conforter l'hypothèse d'un Proust tardien, mais le raisonnement impliqué est difficile à suivre.

Dans un autre ouvrage consacré à Proust, l'auteur (Gaubert, 1980) consacre à la sociologie du roman un long chapitre intitulé "Une sociologie de la différence: du côté de Gabriel Tarde". Il y perçoit la même source d'inspiration, très anti-durkheimienne. Reprenant une citation de Durkheim pour qui "le groupe pense, sent et agit tout autrement que ne le feraient ses membres s'ils étaient isolés", il estime qu'"aucune conception n'est plus étrangère à Proust". Puis il poursuit: "Proust a-t-il lu Tarde? On peut le supposer. Il a nécessairement de première ou de deuxième main, connu ses thèses. Elles eurent en effet dans la dernière décennie du siècle, une audience qu'on ne soupçonne plus aujourd'hui. On rencontrait le sociologue dans les salons, il donnait des cours et des conférences [...] avant d'être nommé au Collège de France en 1897. Aussi éclectique que Durkheim l'était peu [...] son ombre lui fut fatale, l'oubli où on le tint pendant longtemps et dont il semble qu'il commence à peine à sortir, risquait de nous faire sous-estimer l'influence qu'il put avoir en son temps et de nous priver de repères à notre avis indispensables à l'élucidation de la "sociologie proustienne" [...] l'individuel, origine et fin de tout, rencontre constamment pour se tisser à lui le social. Proust tient comme Tarde que tout s'ordonne autour du destin individuel. Première et dernière mesure, l'individu se perd ou se trouve; il imite, s'endort dans la répétition de formes extérieures ou il invente, il s'invente" (p. 253-254).

Dans une autre étude (Raimond, Fraisse, 1989), le roman de Proust est jugé de la même façon, très marqué par la sociologie tardienne. Selon ses auteurs, l'imitation, la mode, les inventions, que l'on observe dans les salons, thèmes centraux de Tarde dans Les Lois de l'imitation, et plus encore de La Logique sociale, correspondent tout à fait aux descriptions de Proust. Ils estiment que celui-ci va même jusqu'à emprunter le vocabulaire de Tarde, comme "le petit noyau", "le petit groupe", "le credo" auquelles les fidèles étaient sommés d'adhérer. On peut rétorquer que ce vocabulaire n'était pas particulier à Tarde, même si Proust a pu apprécier certaines de ses forrnulations. Il a en effet employé l'expression de "lois de l'imitation", trouvant peut-être chez Tarde un certain type d'inspiration, comme il a pu encore trouver intéressantes certaines approches, "interactionnistes" avant la lettre, que Tarde a élaborées à propos de la vie de salon. Les trois études citées ici ont de surcroît essentiellement retenu de Tarde son "psychologisme", sans souligner la dimension la plus originale de son oeuvre, à savoir celle qui pose les fondements d'une logique sociale des interactions individuelles (6).

Ces interprétations de la sociologie proustienne projettent de façon simpliste une oeuvre admirée, celle de Tarde, sur un Proust qui en était sur le fond assez éloigné et pour lequel le social ne s'expliquait nullement à partir du seul niveau de l'individu. Peut-être est-ce l'image de Tarde adepte d'une sociologie littéraire (7) — bien qu'A. Henry le juge très scientifique — valorisant intuition et sensibilité, en opposition à une sociologie perçue comme plus scientiste et positiviste, qui oublierait l'humain, censée être représentée par Durkheim, qui a participé à induire ce type d'intetptétation. Peut-être aussi est-ce le goût de Tarde pour les mondanités et sa fréquentation des salons, soulignés par ces commentateurs, qui inspirèrent chez eux cette lecture d'un Proust à la verve tardienne. Or rien n'est plus erroné qu'une analyse de La Recherche à la lumière du snobisme de salon attribué à son auteur. Cette oeuvre est une littérature, c'est-à-dire une oeuvre d'art, à dimension sociologique au sens théorique et non pas un récit à sensibilité mondaine. Il semble encore que si ces commentateurs s'étaient attardés sur les quelques passages où il est question de la Nouvelle Sorbonne, et les avaient resitués par rapport au débat universitaire de l'époque, ces critiques auraient eu plus de difficulté à désigner un Proust partie prenante du courant tardien. Il semble plus plausible que dans le conflit de la Nouvelle Sorbonne, qui opposa longtemps Tarde à Durkheim, conflit qui concerna un grand nombre de disciplines mais dont les enjeux furent très polarisés autour de l'entrée de la sociologie durkheimienne à la Sorbonne, Proust, bien que n'étant pas partie prenante et n'ayant pas à choisir son camp, ait été plutôt du côté des modernes, c'est-à-dire de ceux qui avaient aussi soutenu Dreyfus (8). En effet dans le camp de l'ancienne institution, celui soutenu par Tarde — pourtant lui-méme plutôt dreyfusard, bien que politiquement peu engagé —, les anti-dreyfusards et les antisémites s'étaient encore exprimés, comme tels, plusieurs années après la réhabilitation. Il est peu probable que Proust, étant donné ses positions durant l'affaire Dreyfus, ait eu de la sympathie pour de telles attitudes, et se soit senti attiré par certe mouvance intellectuelle. Dans les années 1910, et pour défendre la mémoire de son père, le fils de Tarde, dont l'oeuvre était déjà perçue comme dépassée, participa d'ailleurs à une cabale très violente contre les partisans de la Nouvelle Sorbonne (9).

Les auteurs qui ont pris la position opposée à certe perception d'une sociologie proustienne d'inspiration individualiste sont plus rares. Parmi les figures les plus marquantes des commentateurs de l'oeuvre, Vincent Descombes (1987) est dans ce cas. Il affirme pour sa part que La Recherche relèverait plutôt d'une sociologie holiste: "Proust théoricien est résolument hostile à toute compréhension sociologique de la vie humaine. Proust romancier, pour construire ses personnages et ses épisodes, montre un flair sociologique exceptionnel. J'entends ici sociologique dans le sens des auteurs de l'école française, de Durkheim et Mauss à Louis Dumont: le principe d'une conception sociologique des choses est que le groupe précède l'individu, de sorte que l'individualité humaine ne peut pas être considérée comme une donnée primitive, qu'elle doit être décrite comme le produit d'un travail individuel, soutenu par les institutions, sur un matérial collectif" (p. 19).

Plus récemment Jacques Dubois (1997) a considéré que "la leçon proustienne de base est simple, elle dit que dans les rapports humains le constituant social est antérieur à l'individu et en quelque sorte l'irradie" (p. 13). Se référant d'ailleurs à la lecture de Descombes, Dubois estime qu'en effet avec Proust: "Nous avons bien là un retournement décisif au sein du genre romanesque, puisque pour lui l'individualité a toujours été la catégorie fondatrice. Un coup de force structurel se produit donc avec La Recherche aussitôt qu'elle pIace le collectif en surplomb du singulier et du subjectif" (p. 14). Ces deux auteurs (Descombes et Dubois) partisans d'une lecture "holiste" de la sociologie proustienne, et la situant par là même "du côté de Durkheim", ont, pour étayer leur analyse, simplifié la position durkheimienne des rapports entre l'individuel et le social qui était chez cet auteur, en tout état de cause, plus dialectique: "Il est impossible d'expliquer tout l'individuel par le social, mais on ne parvient pas davantage à expliquer le social par l'individuel: le social en tant que tel, doit s'expliquer par du social. Le point de vue sociologique implique donc que les deux termes: individu et société, sont posés dès l'origine comme inséparables." (10)

 

Du rapport individu/société dans la theorie du "génie"

Contrairement à ce que tentent de mettre à jour la plupart des études évoquées, la perception proustienne des rapports entre l'individu et la société n'oppose pas ces deux pôles. Cette perspective est d'ailleurs particulièrement novatrice, non seulement par rapport à l'époque mais encore par rapport à celles qui allaient suivre. Proust considère l'individuel et le colIectif comme participant l'un de l'autre et irrédùctible l'un à l'autre. Et le roman en offre deux niveaux d'analyse. Dans une première perspective, historique, et tout en menant l'analyse ethnographique du fonctionnement holiste de l'aristocratie, il prend en compte et reconstruit l'émergence de l'individualisme moderne comme processus qui s'est déroulé sur le long terme. A un deuxième niveau, il insiste sur le caractère universel de l'implication mutuelIe des deux pôles. Et tout en traitant tout au long du roman, simultanément des individus et de la société qu'ils forment, il règle aussi la question de leurs rapports à travers l'utilisation de sa formule ironique du "génie de la famille".

Tout en vivant dans le pur "gratin de l'aristocratie les Guermantes affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. [...] Les théories de la duchesse [...] mettaient tellement au-dessus de tout l'intelligence et étaient en poltique si socialistes qu'on se demandait où dans son hôtel se cachait le Génie chargé d'assurer le maintien de la vie aristocratique" (II, p. 440). Proust utilise ici pour la première fois ce terme de "génie " (11) ou "génie de la famille", cet espèce de sens social inné, intégré au plus profond de chaque Guemantes, qni oriente comme par magie tous leurs actes dans le sens qu'il convient sans même qu'ils en aient conscience. Invisible, mais hautement présent, il surveille le moindre geste de chacun d'entre eux. Malgré son immatérialité le génie est "évidemment tapi tantôt dans l'antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet de toilette, et rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas aux titres de lui dire "Madame la duchesse"". S'il veille à tout, il peut aussi prendre toutes les formes, "parfois il n'est "qu'intonation", mais parfois il était aussi tournure, air de visage... " (II, p. 441). Lorsque sa tante avait cherché un mari pour Oriane, "c'était sur l'homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du faubourg Saint-Germain sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince des Laumes, que le Génie de la famille avait porté le choix de l'intellectuelIe, de la frondeuse, de l'évangélique Mme de Villeparisis..." (II, p. 450). Au-delà des alliances le "génie" était encore attentif à toutes les relations: "Ce Génie vigilant empêchait les Guermantes de trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future."

C'est le "genie de la famille" qui fait se comporter les Guermantes exactement comme il convient en dehors de tout projet personnel. Il habite chacun d'entre eux, inchangé "depuis mille ans". Durant toute la première partie du roman, le "génie" correspond au sens social de l'aristocratie que chacun de ses membres sait faire fonctionner sans même en avoir conscience. Ils paraissent programmés par lui, et tous leurs gestes comme tous leurs mots sont en parfaite cohérence avec les espaces sociaux dans lesqueis ils ont à évoluer. Le "génie de la famille" correspond à une sorte de logiciel culturel intégré en chaque membre de la classe aristocratique, qui a permis à celle-ci de se reproduire à l'identique sur de si longs siècles. lndividuel et collectif sont dans cette période en phase de recouvrement parfait. Si le social au sens de collectif est présent dans chaque comportement individuel, il n'existe aussi qu'à travers les réalisations individuelles qui en sont faites. Les percevoir indépendamment l'un de l'autre n'a alors pas grand sens.

Mais la notion de "génie", qui permet d'analyser la reproduction sociale à l'identique, présente aussi un caractère opératoire pour aborder le changement. Lorsque les espaces dans lesquels les membres de l'aristocratie évoluaient jusqu'alors se transforment, pour des raisons pouvant être extérieures à la logique qui les dominaient, la cohérence qui les articulait parfaitement est entamée. Le "génie", comme aptitude innée, intégré au plus profond des aristocrates est toujours au principe de leurs comportements et de leurs visions du monde; mais il se trouve en décalage, inadapté à un monde transformé. Il tourne à vide. L'auteur montre que parmi l'ensemble des collectifs familiaux, certains éléments plus que d'autres sont à même de tenter de contrer ce déphasage conjoncturel. La duchesse est la première à essayer de débrayer par rapport à un modèle de comportement qui avait depuis toujours été celui des siens, la première à mener une stratégie individuelle (12). Proust donne des éléments qui vont permettre de comprendre pourquoi elle et pas une autre avait entamé cette tentative: une relative précarité économique, une tante déjà déclassée, etc. Elle innove dans le lieu même où sa caste s'était révélée fragile, la culture. Ainsi dans un espace social à fonctionnement holiste comme l'aristocratie, peut emerger de l'individualisme. Cependant l'efficacité de ce type de stratégie n'en est pas pour autant garantie. Dans la dernière séquence l'auteur met en scène une duchesse qui continue, comme à son habitude, à vouloir paraître originale, faisant pour cela des déclarations péremptoires. Ce genre de propos passaient auparavant dans son milieu comme des manifestations de son charme et de son intelligence. Ils apparaissent soudain, dans un autre contexte, comme d'énormes bêtises. Ce n'est pas qu'elle était devenue bête; c'est que les verdicts qu'elle avait coutume de proférer n'opéraient plus de la même manière, et quoiqu'elle en pensât. Elle avait tenté de renouveler le discours aristocratique, mais sa parole ne détenait plus comme auparavant le statut de la vérité, car les vérités s'étaient multipliées.

Dans l'autre classe, la bourgeoisie "disparate et mobile", les comportements sont plus orientés par l'individualisme, comme le montre l'analyse du salon Verdurin, ou de la trajectoire de Bloch. L'individu représentait la valeur suprême de ce salon. La Patronne avait coupé les ponts avec sa famille et invitait les fidèles à faire de même. Mais là aussi, il peut y avoir une certaine illusion d'optique. Si Bloch, par son travail personnel acharné, était parvenu à être "presque distingué et discret" alors que jeune il était "sans tact et carrément grossier", c'est qu'avant lui ceux qui le précédaient avaient oeuvré dans le même sens. L'auteur souligne, en effet, que cette transformation n'engageait pas tant l' "individu" Bloch mais "sa lignée qui avec lui avait atteint un certain âge social". Et il poursuivait: "Certains défauts sont moins attachés à tel individu, à tel autre qu'à tel ou tel moment de l'existence considéré du point de vue social. Ils sont presque extérieurs aux individus, lesquels passent dans leur lumière comme sous des solstices variés, préexistants, généraux, inévitables." (13) Cette phrase est bien révélatrice d'une représentation qui met en pièces toute conception opposant l'individu à la société. Ainsi, même si on pouvait observer Bloch comme ayant fait personnellement des efforts toute sa vie, finissant par se faire appeler Jacques du Rozier et parvenant "à gommer de son visage ses caractéristiques sémites", ce travail ne pouvait être considéré comme "extérieur à lui". Il n'avait fait que "passer comme sous des solstices, variés, préexistants, généraux, inévitables". Ce n'est qu'à travers l'accumulation familiale et collective d'un "certain âge social" que des qualités individuelles auront pu apparaître "naturelles". Alors "les petits-enfants de Bloch seront bons et discrets presque de naissance".

L'auteur s'étend peu sur ce type de remarques, mais leur sens semble très fort. Parfois à travers un même individu, le groupe domine et semble orienter tous ses actes, même si des tensions peuvent en résulter, comme lorsque le prince et la princesse de Guermantes avaient été secrètement déchirés par le sort de Dreyfus. A d'autres moments le groupe s'efface en lui, et il a à réinventer des pratiques qui ne lui sont pas "naturelles". Mais si individu et groupe peuvent parfois apparaître fonctionner indépendamment,  ÷ sur le long terme ils sont indissociables l'un de l'autre (14). L'allusion à la "lignée", des Bloch, qui avait "atteint un certain âge social" participe de cette démonstration. En poursuivant le même raisonnement, on peut aussi considérer la trajectoire de Mme Verdurin, bien qu'elle ait volontairement rompu avec son groupe social d'origine, comme celle de sa lignée qui avec elle était parvenu à un autre " âge social". Dans son analyse des rapports entre le groupe et l'individu, Proust met en piace au bout du compte une certaine théorie de l'action, une action qui n'émerge que socialement structurée, dans une aire de jeu, une action où les agents sont parfois agis, parfois acteurs, mais où ils ne préexistent pas à leur espace d'émergence et réciproquement. C'est ce qu'il montre dans la façon dont il fait émerger la notion d'individu dans le fonctionnement holiste du salon aristocratique, à travers le comportement individualiste d'une Oriane au "génie" décalé. C'est ce qu'il montre à nouveau dans sa façon de révéler une certaine part d'illusion dans des comportements apparemment individualistes, et au bout du compte moins personnels qu'il n'y parait, puisqu'en prenant une autre échelle, la lignée sur des générations, on peut y percevoir l'efret de trajectoires collectives. C'est la démonstration qu'il fait au sujet de trajectoires bourgeoises comme celle de Mme Verdurin ou de Bloch.

L'antinomie supposée entre l'individuel et le social avait conduit plusieurs commentateurs cités précédemment à projeter également dans le texte proustien le présupposé d'individus préexistants, dans leur "authenticité", à leur existence sociale. Dans celle-ci, ils seraient amenés à une série de renoncements à "eux-mêmes". Gaubert (1980) développe plus particulièrement ce point de vue. Ainsi écrit-il: "Bloch, Gilberte, Legrandin, Morel, Mme Verdurin et tous les Guermantes ont dû plusieurs fois mourir à eux-mêmes. Ils ont payé leur succès d'une série de suicides". Puis un peu plus loin il évoque "la réussite mondaine qu'ils avaient dû payer de sacrifice de leur personnalité" (p. 203). Cet auteur considère la dernière partie du roman, celle où la bourgeoisie s'est fondue dans l'aristocratie, comme "le temps de la désillusion", car " les valeurs mondaines ne tiennent que par l'illusion ou la croyance qui les fonde". Dans le monde ou pour atteindre celui-ci, les individus auraient " sacrifié leur personnalité".

Cette notion de personnalité ontologiquement préexistante semble particulièrement étrangère à l'esprit du roman (15). L'organisation des figures successives des différents personnages, et en particulier de celles d'Oriane de Guermantes et de Mme Verdurin, révèle combien leur personne est dans l'ensemble de ces figures. La première Oriane, celle qui apparaît au début du roman, n'est pas plus vraie ou moins vraie que celle de la dernière période. Ces personnalités ne sont pas moins "authentiques" à la fin de leur parcours qu'au début de celui-ci. Elles ne lui préexistaient pas; elles se sont construites en tant qu'individus, avec leurs caractéristiques personnelles, à partir des univers sociaux dans lesquels elles étaient immergées, des ressources que ceux-ci leur offraient. Leurs trajectoires et leurs personnes se sont réalisées dans l'interaction de ces niveaux. Le monde social n'existe pas en dehors des individus, comme ceux-ci ne lui préexistent pas. Proust exprime cela à travers son choix de découpage de tableaux significativement situés dans le déroulement temporel où il expose des personnages confrontés aux transformations structurelles de leurs univers d'évolution, subissant mais agissant à la fois, pour y jouer des changements de positions. La réalité de Mme Verdurin ou de la duchesse est dans cette interaction perpétuelle qu'elles entretiennent avec le monde social, à travers le travail individuel spécifique qu'elles y accomplissent, travail en l'occurrence essentiellement symbolique. Si le monde dans lequel elles évoluent à la fin de leur parcours est différent de celui où ellcs vivaient lorsqu'elles étaient jeunes, elles ne s'y sont nullement "perdues". Elles ont participé de sa construction, comme elles ont été construites par lui.

 

Symbolique et illusion

C'est également sur la même représentation d'une aliénation de l'individu dans le "monde" que s'appuie une autre étude intitulée Le désir de mythe, lecture sociologique de Proust. L'auteur (Zima, 1973), s'inspirant de l'enseignement de Lucien Goldman, se propose d'appliquer "la méthode du "structuralisme génétique" à l'interprétation de l'oeuvre proustienne". Il s'engage pour cela à "démontrer qu'il subsiste une homologie entre la structure esthétique de l'oeuvre et la structure plus vaste de la vision du monde d'un groupe social particulier". Et il estime que plutôt "qu'entamer une analyse sociologique "immédiate" des nombreuses descriptions des rapports entre la bourgeoisie et la noblesse que le roman contient", il convient d'envisager l'oeuvre "comme phénomène social, dont il importe de comprendre la fonction par rapport à la vision du monde dont il est issu" (p. 10).

Partant de la constatation de l'échec de la tentative de restauration politique de l'aristocratie au XIXe siècle, succédant à son déclin économique, cet auteur reste campé dans une définition étroitement marxiste de la classe sociale. Il en déduit la disparition de cette classe. La noblesse n'existe plus et pourtant le bourgeois continue d'aspirer à entrer dans ses rangs, où il ne trouvera plus que "de vaines chimères sans contenu; ses désirs sont condamnés à la déception. Cette déception confère au snobisme du dandy un caractère tragique...". Et c'est cette grille de lecture qu'il applique à l'homme Proust, bourgeois de la fin du siècle fréquentant les salons, et qu'il estime être, comme vision du monde, au principe de l'oeuvre: "A cette époque apparaît l'oeuvre de M. Proust qui prend comme point de départ le romantisme tragique du dandy bourgeois hanté par le désir d'une aristocratie chimérique, privée de toute substance sociale. Le désir du mythe, de la forme pure sans substance, devient la structure significative de la vision du monde de la bourgeoisie oisive des rentiers, particulièrement importante sous le capitalisme des monopoles de la fin du XIXe siècle, et désireuse de se parer du prestige factice, irréel d'une noblesse déchue, inexistante sur le plan économique et politique. La contradiction inhérente au désir de la bourgeoisie rend compte de la déception qu'éprouvent les snobs dans l'oeuvre proustienne (surtout le narrateur) lorsqu'ils découvrent derrière la façade mythologique du faubourg Saint-Germain, héritier de la noblesse de cour, la nullité des nobles que rien ne distingue, en substance, des bourgeois rentiers" (p. 22).

Le thème, courant, de la fascination de Proust pour l'aristocratie paraît souvent avoir pour origine la trop forte identification du narrateur et de l'auteur ainsi qu'une mauvaise prise en considération de la chronologie du roman. Or c'est volontairement que l'auteur construit le regard du narrateur jeune homme, fasciné par la maison d'Oriane, qui naïvement croyait encore en la supériorité "naturelle" de l'aristocratie, regard qui évoluera jusqu'à celui de l'homme mûr qui aura perdu sa croyance. S'il est des témoins de l'attirance de Proust pour les salons aristocratiques, dans leur fréquentation il n'a jamais joué le jeu, n'est jamais entré dans le jeu, usant sa vie dans la réalisation de son oeuvre. Les salons étaient plus pour lui un territoire d'analyse qu'un territoire à intégrer socialement. Il n'avait donc pas à être déçu par rapport à une vision du monde de "dandy romantique et désillusionné", qui n'était pas la sienne (16). Même en partant de la vision du monde de l'auteur pour analyser le roman, position déjà contestable, il est difficile compte tenu de ce que l'on sait de l'homme et de son milieu, de lui imputer celle-ci. L'épistémé dans laquelle Proust a été élevé était celle d'une bourgeoisie aisée et cultivée, orientée par des valeurs d'humanisme et de labeur, bien éloignée de celle que Zima lui prête. Cet auteur estime que le bourgeois qui aspire à entrer dans "le monde" est doublenient berné. Berné d'abord dans le reniement à lui-même qu'impose le mime de l'aristocrate; berné encore sur l'objet de son désir qui ne correspond plus à ce qu'il croyait atteindre. A propos du premier type de leurre, il écrit: "L'individu désireux de monter dans l'échelle sociale adoptera les valeurs et les manières de son "groupe de réference" qu'il courtise et flatte en espérant persuader ceux dont il désire devenir le pair, de lui ouvrir leurs rangs. [...] Les valeurs dont il se réclame pour "arriver" ne sont pas les valeurs de son groupe d'origine mais les valeurs d'un groupe admiré, dont il espère devenir membre en faisant sienne sa "vision du monde". [...] Le snobisme n'est rien d'autre qu'une "socialisation anticipée", destinée à faclliter la carrière mondaine du dandy bourgeois, son entrée dans le faubourg Saint-Germain" (p. 11).

Ce type de lecture ne peut pas rendre compte de l'analyse que le roman propose de la diversité des trajectoires bourgeoises. Si on trouve dans La Recherche des personnages qui miment le "groupe de référence" et essayent d'intégrer sa "vision du monde", ils sont là comme représentants de l'une des variantes du modèle bourgeois et force est de constater que l'efficacité de leur démarche a été moindre comme le montre la trajectoire d'Odette Swann. Dans un premier temps celle-ci semble avoir réussi une ascension beaucoup plus rapide. Sa fille Gilberte s'allie aux Guermantes en épousant Robert de Saint-Loup, mais le mariage échouera — Saint-Loup sera révélé comme inverti puis mourra à la guerre — et cette superbe ascension s'inversera à nouveau lorsque la fille de Gilberte "choisit plus tard comme mari un obscur homme de lettres, et fit redescendre cetre familIe plus bas que le niveau d'où elle était partie " (III, p. 1029). Les stratégies les plus réussies sont celles qui ont procédé différemment, en se démarquant par rapport aux valeurs et à la vision du monde aristocratiques; là repose la démonstration du roman. Pour la mener, Proust a reconstruit l'espace social de la bourgeoisie en tentative d'ascension, structuralement, c'est-à-dire en y donnant à lire des oppositions distinctives. La stratégie la plus efficace aura été menée par celle qui procéda tout à fait à l'opposé de l'archétype bourgeois traditionnel que Zirna pense être celui de Proust, à savoir Mme Verdurin. Or, celle-ci a fait tout sauf importer directement les valeurs aristocratiques, ou d'en singer les habitudes. Et sa spécificité, comme sa force, sont dans le fait qu'elle a participé et même été actrice privilégiée d'un mouvement culturel qui a remis en cause la suprématie sociale de cette caste, de loin, c'est-à-dire à partir d'un espace mental qui n'était pas le sien. Cette nouvelle bourgeoisie, personnalisée par Mme Verdurin, loin d'avoir imité l'aristocratie l'a discrédité, à distance. Et cela P. V. Zima ne l'a pas vu. C'est sans doute la méthode qui est en cause, celle qui a consisté à envisager "l'oeuvre comme phénomène social dont il importait de comprendre la fonction par rapport à la vision du monde dont il est issu". Procédant ainsi il n'a pas saisi sa structure interne, c'est-à-dire celle que l'on peut reconstruire en l'interrogeant avec ses propres instruments.

Quant au deuxième leurre, c'est celui qu'éprouverait le bourgeois lorsqu'il prend conscience que "dénuées de leur fondement social les valeurs aristocratiques deviennent des formes vides, des étiquettes mythiques. La fascination qu'une partie de la bourgeoisie continue à éprouver face au faubourg Saint-Germain a pour objet de vaines chimères sans contenu; ses désirs sont condamnés à la déception" (p. 21). P. V. Zima raisonne comme si le profit à tirer d'une entrée dans le faubourg Saint-Gennain n'étant que symbolique, il n'était par là même qu'illusoire. Il affirme encore: "Déjà le roman de jeunesse proustien, Jean Santeuil, met en scène des personnages comme le ministre Marie qui accorde plus de réalité à leur vie mondaine qu'à leur vie économique, supposant assez naïvement que la seconde dépend de la première" (p. 36). La vie mondaine ne reposant, comme le montre Proust, que sur des " formes ", elle ne peut pas être considérée représenter un espace de construction sociale. P. V. Zima estime que c'est la vision du monde de Proust qui le handicape dans sa perception des constituants du social: "L'illusion snob rend impossible une compréhension réaliste des événements." Il réduit ainsi La Recherche à un roman mondain, qui élude la "vraie" réalité. "Les événements, les institutions politiques partagent le sort des autres phénomènes sociaux: le roman les réduit à des images mondaines, des curiosités esthétiques, désignées à orner la vie des salons. [...] Dans ce monde un événement politique comme le procès Dreyfus ne figure qu'à l'arrière-plan, comme fonction du snobisme, de l'esthétique mondaine et non pas comme un procès réel qui se passe devant un tribunal [...] Comme l'argent, le fait politique est réduit à un épiphénomène du snobisme. [...] Les institutions politiques mentionnées dans le texte sont transformées en fictions artistiques" (p. 36-37).

Nous ne reviendrons pas ici sur l'affaire Dreyfus telle qu'elle est traitée par Proust, thème que nous avons développé ailleurs, et qui est loin de relever de l'"épiphénomène". L'auteur de ce texte a également pris au pied de la lettre le parti pris délibéré de Proust de saisir cet événement historique à travers la façon dont il avait été perçu, parlé, discouru, par les uns et les autres, socialement situés. Il considère que Proust ne prend jamais en compte les vrais lieux du pouvoir et dè l'action. Il considère aussi que les rares personnages du roman à être "des êtres d'action, comme Saint-Loup, n'y apparaissent pas dans leur champ d'activité" (p. 39). C'est que pour Zima le pouvoir ne se constitue et n'a de réalité que dans les champs les plus concrets et les plus visibles, à savoir l'économique et le politique. Il n'a pas saisi l'analyse que fait Ptoust des différents espaces de constitution de pouvoir. Les domaines que Zima considère comme "réels", l'argent et le pouvoir politique, ne sont pas niés par Proust — son intérêt pour le roman de Balzac, en particulier dans son Contre Sainte-Beuve, le prouve bien — mais ils ont selon lui déjà été méticuleusement décrits par le roman du XIXe. D'autres commentateurs de Proust lui ont d'ailleurs fait ce même reproche d'occulter l'économique. C'est ainsi que J. Gracq (1986) écrit: "Tout le solide qui supporte ces irisations mondaines: la composition, les confluences et l'évolution de la fortune Guermantes, les relations du duc avec son agent de change, son banquier, son notaire, ses régisseurs, tout la coupe en profondeur balzacienne qui donnerait à ces reflets de glaces une troisième dimension, se font ici — et c'est sans doute pour moi la seule fois dans La Recherche — explicitement désirer. Un statut éconornique apparemment fixe de la classe régnante autorise les chroniques cancanières en milieu clos du Grand Siècle..." (p. 13). On pourrait rétorquer que les facteurs éconorniques tout d'abord ne sont pas totalement absents du roman. Les embarras financiers, relatifs, de la duchesse lorsqu'elle était jeune, puis de son ménage plus tard, sont évoqués, et permettent aussi de comprendre pourquoi elle avait été plus qu'une autre de sa caste, en situation de tenter une modernisation culturelle. Proust montre aussi que la stratégie de Mme Verdurin n'a pu etre tentée qu'à partir d'un statut économique des rnieux assurés. Il montre enfin que c'est en raison de cette situation économique exceptionnelle, encore améliorée après la guerre, qu'une alliance avec le prince, miné par la défaite allemande, a pu avoir lieu. Loin de se désintéresser des contingences éconorniques Proust les traite avec beaucoup d'humour. Il ne s'y attarde cependant pas très longuement car il a choisi un autre niveau de réalité. Son innovation de romancier, c'est de se polariser sur l'espace mondain puis de l'éclairer comme lieu de constitution et de capitalisation d'un autre type de pouvoir, le pouvoir social, impalpable car la plupart du temps symbolique, mais hautement réel, dans l'élaboration de la réalité sociale qui s'engage à travers lui.

En revanche, tout ce qui concerne le social au sens "mondain", relève pour P. V. Zima du "mythique" et donc de l'illusoire (17). Il entretient par là une confusion entre mythique et mystification, ne voyant pas la fonction du mythe comme constitutif de capital symbolique, socialement puissant de par sa forme même. S'appuyant sur une conception simpliste de la classe sociale, il en déduit que les aristocrates n'étant pas dans une position homogêne vis-à-vis des rapports de production "ont cessé d'exister comme classe sociale, relativement autonome [...] Ils ne sauraient comprendre que la seule réalité qui reste d'eux est dans le désir d'une bourgeoisie riche dont les membres les entretiennent par snobisme, en épousant leurs enfants et leurs titres" (p. 292). Or la noblesse, malgré son effacement des univers économique et politique avait conservé durant tout le XIXe siècle son pouvoir de domination sociale. Cette suprématie s'exprimait essentiellement sur le registre du symbolique, mais son efficacité n'en était pas moindre. La réalité de cette caste comme groupe social dominant n'avait rien de "chimérique". Le pouvoir de domination symbolique de la noblesse a survécu à son déclin économique et c'est bien cette analyse-là, historiquement pertinente, qu'offre le roman proustien. Et c'est bien aussi à partir de ce capital social, symbolique mais intact et puissant, qu'elle a pu opérer des reconversions et ne pas disparaître en tant que groupe social, comme cela aurait été le cas si son capital n'avait été que "chimérique" (18).

 

Les rites d'interaction dans le salon proustien

On évoquera en dernier lieu une des plus récentes études de la sociologie proustienne. Le parti pris de l'auteur (Belloï, 1993) est assez original dans la spécificité qu'il entend mettre à jour. Son propos est d'essayer de montrer que cette dimension de l'oeuvre proustienne "relève moins d'une sociologie traditionnelle (une sociologie de la classe) que d'une sociologie de l'interaction et plus généralement d'une sociologie de la communication" (c'est lui qui souligne, p. 8): Il entend pour ce faire décontextualiser, c'est-à-dire déshistoriciser le roman. "L'objectif avoué n'étant plus de mettre en rapport l'ensemble proustien avec un éventuel "contexte" socio-historique (l'aristocratie et la haute bourgeoisie sous la IIIe République), mais bien d'envisager ce que le même ensemble nous signifie encore aujourd'hui, quant à nous, quant à l'Autre, et quant à leur relation" (c'est lui qui souligne, p. 8). Belloï estime qu'il y a deux discours sociologiques faussement "concurrents" dans La Recherche: celui de l'espace des classes sociales qui correspond à la vision "naïve" du narrateur, héritage de la conception un peu "hindoue" de la bourgeoisie d'alors, qui se représentait les classes comme des castes indépendantes et closes, I'autre discours sociologique, plus souterrain, exprimerait plus la conception du romancier lui-même. C'est celui-là que Belloï cherche à révéler. Le concept central de la sociologie du roman n'est plus alors "la classe" ou " les rapports de classes" mais "l'équipe d'interaction", concept emprunté au vocabulaire d'E. Goffmann. Il estime que le roman progresse ainsi d'une sociologie "canonique " (celle des rapports de classes) vers une sociologie qui prend en compte des faits réputés minuscules, "infinis et résiduels", "d'une sociologie qui délaisse la classe et se concentre sur I'équipe [...], une sociologie de l'interaction" (p. 62).

Si cette approche est tout à fait pertinente dans la façon dont elle applique la grille goffmanienne des "rites d'interaction" et de leur mise en scène à La Recherche, elle n'est pas antinomique d'une lecture historicisée et sociologisée en termes de rapports sociaux. Cette perspective est présente dans la théorie du roman, et pas seulement dans la perception construite comme naïve du narrateur. Ce qui est enjeu dans l'espace d'interaction, ce sont aussi des rapports sociaux. Ce n'est pas de classes comme mondes clos et stables que traite Proust (vision correspondant comme le montre Belloï à la vision "naïve" du narrateur dans sa prime jeunesse) mais, à partir des interactions au niveau microsociologique, de leur transformation et des relations qui s'entretiennent enrre les acteurs sur la scène du théatre mondain, et un niveau plus macro-social, plus structurel, peu mis en scène dans le roman, mais évoqué constamment, en arrière-plan, comme je I'ai plusieurs fois noté. Belloï estime qu'"un discours sociologique traditionnel (un discours de la classe) en tant qu'il postule de la barrière, l'héterotopie, perd toute pertinence: il n'est plus propre à rendre compte d'un réel socialement indistinct, en perpétuel mouvement" (c'est lui qui souligne, p. 62). En appeler à un discours sociologique classiste et restrictif — au sens de rapports sociaux figés — serait en effet inadéquat. Mais l'inventivité de l'approche proustienne est d'avoir réussi à combiner l'analyse des deux niveaux, celui des rapports sociaux et celui des interactions minuscules, celui du rigide et celui du fluide, niveaux rétroagissant constamment l'un sur I'autre.

Et c'est à mon avis ce repliement, revendiqué par l'étude de Belloï, sur le seul espace de l'interaction, qui l'induit dans une erreur, ou un lapsus, assez conséquent. Un sous-chapitre (p. 56) est intitulé: "A la Raspelière le combat des chefs." Il y évoque une réception donnée par Charlus chez Mme Verdurin pour faire connaître Morel, son protégé, aux dames du faubourg Saint-Gennain. "Schématiquement cette soirée à la Raspelière se présente comme le lieu d'un dialogue entre deux équipes mondaines dont l'une (Charlus et les nobles qu'il a invités dans le dessein de publier le talent du violoniste Morel) est socialement supérieure à l'autre (Mme Verdurin et les membres du petit clan), l'équipe inférieure attendant logiquement de l'équipe supérieure qu'elle déploie à son égard des "propositions de réalignement" (pour emprunter la terminologie goffmanienne) ou des "stratégies de condescendance" (pour reprendre cette fois-ci Bourdieu). Sur le plan de l'organisation narrative, le récit de cette réception s'organise autour de l'interprétation du septuor de Vinteuil, etc." (p. 56).

Cette analyse peut paraître pertinente, le seul problème est que cette fameuse soirée n'a pas lieu à la Raspelière, ce manoir loué un été, en Normandie, par les Verdurin, mais bien à Paris, à l'automne suivant, dans le magnifique hôtel des Ambassadeurs de Venise, quai Conti où ceux-ci venaient d'emménager. Comment alors rendre compte de l'extrême complexité de la sociologie proustienne en se trompant à ce point sur les lieux, les dates et leur sens? Cette erreur représente en effet un contresens sur le fond, c'est-à-dire sur le sens de cette scène dans l'ensemble des séquences, sur le stade que chacune d'entre elles représente quant à l'évolution des rapports sociaux. Y mener une analyse de type interactionniste symbolique est une approche intéressante qui permet en effet de mettre à jour une partie de .la théorie sociale du roman, mais ces scènes pour prendre tout leur sens doivent être replacées par rapport à ce qui se joue à un niveau plus structurel. La prise en compte de la construction des épisodes du roman, tant dans leur organisation synchronique que diachronique, est fondamentale. Cette construction n'est jamais gratuite, elle illustre la théorie sociale.

Cette confusion entre le dîner à la Raspelière, en Normandie, et la réception quai Conti à Paris, a des conséquences sur la démonstration poursuivie par Belloï, celle du mouvement perpétuel repéré à juste titre comme le fondement de la sociologie proustienne. Elle efface le point d'inflexion temporelle, sémantique et sociologique, qui va se situer justement entre ces deux séquences. Dans la première, pour rejoindre le manoir de la Raspelière, il fallait prendre le train depuis Balbec où sejournait le "monde". Le salon Verdurin fonctionnait alors encore en effet, "en silence" et à l'ecart du monde, spatialement et socialement. Lors de cette scène, la noblesse etait absente à deux exceptions près, la pathetique Mme Sherbatoff, déchue et declassée, et Charlus. Mais celui-ci n'etait pas là en tant que Guermantes, mais comme amant empressé de Morel. Les Verdurin ignoraient son identité et lorsqu'à la fin de la soiree ils l'apprennent, ils ont encore du mal à y croire. Cette scène, pleine d'interactions en forme de quiproquo, symbolise l'incommunicabilite apparemment irremediable entre les deux classes.

La deuxième des deux sequences confondues par Belloï, se situe peu de temps après, à Paris. Durant cette scène le "Faubourg" allait entrer chez Mme Verdurin, à l'occasion precisement de cette soiree que Charlus avait eu l'idee d'organiser pour lancer dans le monde son protegé Morel, inconscient des effets qu'allait avoir cette collusion sociale. Le lieu geographique du quai Conti est important. Les Verdurin venait d'emmenager en plein territoire geographique du "Faubourg Saint-Germain". Celui-ci etait venu en voisin et presque incidemment, ce qu'il n'aurait pas pu faire à la Raspelière. Il etait venu aussi parce que l'invitation venait de Charlus, ce qui aussi n'aurait pu advenir à la Raspelière. En effet, trois mois auparavant lors du dîner à la Raspelière, Charlus ne connaissait pas encore Mme Verdurin. Il y avait simplement suivi Morel, qui devait y jouer ce soir-là le septuor de Vinteuil. Il avait alors le sentiment d'entrer dans un "mauvais lieu", tandis que les Verdurin jugeaient sevèrement cet étrange individu dont il ne connaissait pas l'identite. Ce soir-là avait eu lieu la première rencontre, symbolique, entre les deux classes, presentes toutes deux mais dans l'ignorance mutuelle, en situation d'incommunicabilite, comme le suggèrent toutes les anecdotes qui s'y succèdent. Quai Conti, à la soiree suivante, le "faubourg" etait venu chez Mme Verdurin, à son corps defendant, mais en connaissance de cause. C'est dans le roman la première vraie reunion des deux classes. Ce rapprochement aboutira au bout du compte à un melange des deux mondes et à un quasi-renversement de légitimité entre eux. L'analyse des rites d'interaction est au service de cette demonstration.

Un exemple precis illustre bien cette implication mutuelle dans laquelle Proust tient les deux approches, la sociologie de l'interaction et celle des rapports sociaux. Il s'agit de l'analyse des saluts respectifs des deux cousins le prince et le duc de Guermantes lors d'une soiree chez le premier (scène qui se situe au début de Sodome et Gomorrhe.) Leur description est très "goffinanienne". L'accueil du duc était "empreint de camaraderie, cordial et familier", celui du prince "hautain et compassé"; l'inclinaison des saluts est également différente. Le prince sourit à peine, appelle le narrateur "Monsieur", tandis que le duc avait un "langage de bon camarade". La scène est rès réaliste. On saisit bien à travers l'oeil du narrateur, ce que le duc appelait "la morgue de son cousin". Mais aussitôt la scène campée, le narrateur analyse le sens de cette différence dans les interactions engagées avec l'un et l'autre. Le prince est hautain mais pas méprisant, tandis que le duc en étant simple et aimable "n'en croit rien". Il est finalement beaucoup plus méprisant. Le prince avait "un air distant mais d'intérêt". Dans la distance même qu'il construit face à l'autre, il s'affiche comme supérieur certes, mais le prend en considération, l'intégrant par là même dans l'ordre de l'humanité. La distance, qu'il tient à marquer, montre qu'il accepte l'échange, conférant existence à son interlocuteur. La camaraderie feinte par le duc prouve au contraire qu'il n'accepte pas la communication, renvoyant l'autre dans l'ordre de la quasi-animalité. C'est bien de rapports sociaux qu'il s'agit ici. Le prince instaurant l'échange, dans la distance, ouvre l'aristocratie aux autres mondes sociaux. La sociologie proustienne est interactionniste mais met aussi en scène l'histoire réelle des rapports sociaux. La seule approche interactionniste n'aurait pas permis de saisir à quels enjeux sociaux correspondaient ces deux types de comportements. Il s'agissait ici en l'occurrence de l'ouverture de l'aristocratie à la modernité, corrélative de la légitimation de la bourgeoisie nouvelle sur la scène sociale; analyse historique et sociologique que Proust a menée avec une grande pertinence.

Catherine BIDOU-ZACHARlASEN

IRIS / Université Paris-Dauphine

 

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