Proust et les boucs émissaires: de Saniette à Dreyfus.

 

Alberto Beretta Anguissola

Trente années passées en compagnie d’À la recherche du temps perdu ont déposé en moi les strates d’une vision du monde dont je ne suis peut-être conscient qu’en partie et qui revient à la surface seulement quand elle est sollicitée par des expériences ou des émotions très intenses. Ce Proust inconscient que chacun de nous garde, à son insu, à l’intérieur de lui-même, est probablement plus vrai, plus intelligent du point de vue critique que celui que nous croyons bien connaître. C’est là que sont enfermées nos meilleures intuitions qui risquent de ne jamais voir le jour, si elles ne sont pas extraites par la force d’un événement, d’une rencontre ou d’une douleur.

Dans certains de mes écrits proustiens j’avais soutenu il y a plusieurs années–comme tant d’autres l’ont dit plus récemment–que l’engagement pour la justice, chez Proust, est lié à sa jeunesse, comme nous le montrent sa correspondance, les témoignages biographiques, et Jean Santeuil. La Weltanschauung du jeune Santeuil–voilà ma vieille thèse–donnerait plus d’importance à la valeur objective de la réalité extérieure qu’à l’intériorité du sujet. Ce n’est que dans la Recherche–pensais-je alors–que la négativité radicale de la philosophie de Schopenhauer devait amener Proust à découvrir l’indifférence de l’objet par rapport aux possibilités d’autoréalisation de l’individu. Par conséquent dans le roman de la maturité il n’y aurait plus d’espace pour une véritable sociologie, ni pour une appréciation de l’histoire ou de la science, ni pour une philosophie de l’action et de l’engagement. Dans À la recherche du temps perdu–si l’on accepte cette lecture qui aujourd’hui est largement majoritaire–l’Affaire Dreyfus devient un papier de tournesol pour des expériences de chimie sociologique ou psychologique, mais elle n’aurait plus aucune importance en elle-même aux yeux de l’écrivain, du moins à partir de 1908. Voilà ma lecture "consciente," mais une interprétation plus profonde couvait sous la cendre. L’occasion seule manquait pour qu’elle pût se manifester.

Giovanni Scattone avait 30 ans et était en prison depuis 14 mois quand je lui écrivis ma première lettre. Il avait été arrêté le 14 juin 1997 sous l’accusation d’avoir tué une jeune fille à l’Université, avec préméditation et sans aucune raison, donc par jeu ou pour démontrer sa supériorité. Cela voulait dire la prison à vie. La télévision et la presse s’étaient déchaînées contre lui dans une chasse aux sorcières effrayante. Mais j’avais compris tout de suite qu’il n’y avait aucune preuve à sa charge. Je lui envoyai en même temps le premier volume du Proust commenté par mes soins, dans l’édition Mondadori. Il me répondit avec une lettre si aimable et intelligente que je pris une décision: "Je veux absolument devenir son ami." À partir de ce jour là je n’eus qu’une pensée: essayer tous les moyens possibles pour aider un ami innocent, auquel je n’avais jamais pu serrer la main. En 9 mois, puisqu’aucun autre moyen de communication ne nous était consenti, nous nous sommes échangé plus de 100 lettres. Mais pourquoi lui avais-je écrit quand il était en prison? Pourquoi avec la lettre lui avais-je envoyé un livre? Je me suis posé cette question sans succès à maintes reprises. J’avais l’impression d’avoir suivi un scénario déjà écrit. Mais quel scénario? Qui est-ce que j’avais imité? Ce n’est que ces jours-ci, pendant la préparation de ma communication pour ce colloque, que j’ai retrouvé le modèle inconscient mais efficace. J’avais oublié qu’en septembre 1898 Proust envoya Les plaisirs et les jours au colonel Picquart qui était alors dans la prison militaire du Cherche-Midi. Ou, pour mieux dire, une partie de moi avait oublié cela, mais une autre partie s’en souvenait très bien. Ce fut donc l’imprégnation proustienne qui est à l’intérieur de moi-même qui m’entraîna dans une aventure dangereuse. À cause d’un article que j’écrivis le jour de la condamnation de mon ami, les procureurs et un juge ont porté plainte contre moi pour diffamation. Je peux être condamné à 5 ans de prison et à payer des centaines de milliers de dollars. Mais tout cela n’est rien par rapport aux souffrance de mon ami innocent, qui a été condamné au mois de juin à 7 ans de prison. Le procès d’appel commencera le 3 mai.

À un certain moment je me suis dit: si un engagement si fort pour la défense d’un innocent me vient, par un cheminement inconscient, de la Recherche, alors cette cristallisation de Proust qui est au fond de moi n’a rien à voir avec l’écrivain inactuel, désengagé, qui aurait dépassé l’affaire Dreyfus et qui aurait presque honte d’avoir été dreyfusard dans sa jeunesse, comme si cela avait été une chose vulgaire, digne de Bloch. Et alors tout d’un coup je compris que ma lecture de Proust et en particulier des pages du Côté de Guermantes et de Sodome et Gomorrhe dans lesquelles on parle de l’Affaire était en partie fausse. Il fallait recommencer à chercher.

Je compris que, pour arriver à Dreyfus, il faut passer par Saniette. Je commençai alors une "méditation sur Saniette," le bouc émissaire des Verdurin, supplicié d’abord par Forcheville dans Un amour de Swann et ensuite par M. Verdurin dans Sodome et Gomorrhe et dans La prisonnière. Torturé à mort, après l’écoute du Septuor de Vinteuil:

"C’est bien rendu, hein? Demanda M. Verdurin à Saniette. Je crains seulement, répondit celui-ci en bégayant, que la virtuosité même de Morel n’offusque un peu le sentiment général de l’œuvre.–Offusquer, qu’est-ce que vous voulez dire?" hurla M. Verdurin tandis que des invités s’empressaient, prêts, comme des lions à dévorer l’homme terrassé. "Oh! Je ne vise pas à lui seulement…–Mais il ne sait plus ce qu’il dit. Viser à quoi?–Il… faudrait… que… j’entende… encore une fois pour porter un jugement à la rigueur.–À la rigueur! Il est fou!" dit M. Verdurin se prenant sa tête dans ses mains. "On devrait l’emmener.–Cela veut dire : avec exactitude, vous… dites bbbien… avec une exactitude rigoureuse. Je dis que je ne peux pas juger à la rigueur.–Et moi, je vous dis de vous en aller," cria M. Verdurin grisé par sa propre colère, en lui montrant la porte du doigt, l’œil flambant. "Je ne permets pas qu’on parle ainsi chez moi!" Saniette s’en alla en décrivant des cercles comme un homme ivre. Certaines personnes pensèrent qu’il n’avait pas été invité pour qu’on le mît ainsi dehors. Et une dame très amie avec lui jusque-là, à qui il avait la veille prêté un livre précieux, le lui renvoya le lendemain, sans un mot, à peine enveloppé dans un panier sur lequel elle fit mettre tout sec l’adresse de Saniette par son maître d’hôtel; elle ne voulait "rien devoir" à quelqu’un qui visiblement était loin d’être dans les bonnes grâces du petit noyau. Saniette ignora d’ailleurs toujours cette impertinence. Car cinq minutes ne s’étaient pas écoulées depuis l’algarade de M. Verdurin, qu’un valet de pied vint prévenir le Patron que M. Saniette était tombé d’une attaque dans la cour de l’hôtel. Mais la soirée n’était pas finie. "Faites-le ramener chez lui, ce ne sera rien," dit le Patron dont l’hôtel "particulier," comme eût dit le directeur de l’hôtel de Balbec, fut assimilé ainsi à ces grands hôtels où on s’empresse de cacher les morts subites pour ne pas effrayer la clientèle, et où on cache provisoirement le défunt dans un garde-manger, jusqu’au moment où, eût-il été de son vivant le plus brillant et le plus généreux des hommes, on le fera sortir clandestinement par la porte réservée aux "plongeurs" et aux sauciers. Mort, du reste, Saniette ne l’était pas. Il vécut encore quelques semaines, mais sans reprendre que passagèrement connaissance. (III, 769—70)

Contre Saniette le groupe est solidaire avec le bourreau. Celui-ci est un "sacerdos" qui dirige une immolation tribale et rituelle nécessaire pour cimenter la cohésion du "petit clan", qui est aussi une "petite église" (III, 749). Forcheville et M. Verdurin n’agissent pas seuls contre Saniette, ils peuvent compter sur la complicité de la horde. Ils sont agis par cette petite foule.

Plus loin (III, 827-30) la mort de Saniette est racontée d'une façon tout à fait différente. Il a eu une attaque parce qu'il a été ruiné par un coup de bourse qui a échoué, mais il survit, très malade, pendant quelques années. M. et Mme Verdurin décident de l'aider en lui faisant une petite rente qui les oblige à dépenser dix mille francs et à ne plus louer La Raspelière. Et, en parfaits chrétiens, ils font croire à Saniette que cet argent lui vient de la princesse Sherbatoff. En réalité il y a contradiction entre les deux versions quant au récit, mais il y a cohérence quant aux mécanismes de la "crise victimaire". Quand ils osnt seuls, les Verdurin peuvent être plus ou moins généreux, comme tout le monde; mais, quand ils sont au milieu de leur clan, ils sont pbligés d'exercer "la plus féroce persécution" contre qui que ce soit, en général contre le plus faible. Le problème n'est donc pas d'établir si les Verdurin sont bons ou méchants, mais de comprendre la genèse collective et rituelle de leur violence.

La grand-mère du Narrateur est elle aussi suppliciée par la grand-tante dans les premières pages de Combray (I, 11—12). La fille de cuisine de tante Léonie (la Charité de Giotto) est torturée par Françoise (I, 122). Le jeune valet de pied amoureux est torturé par Oriane (II, 874—75). Robert de Saint-Loup suggère à un valet de pied des ducs de Guermantes d’organiser un complot pour faire renvoyer un autre valet de pied. Aux scrupules et aux objections de son interlocuteur, il répond: "Qu’est-ce que ça vous fiche du moment que vous serez bien? Vous aurez en plus le plaisir d’avoir un souffre-douleur" (I, 53). Un autre souffre-douleur est M. Nissim Bernard, qui, à cause de sa "bonhomie sans défense", est insulté par son neveu: M. Bloch père (II, 132). Charlus inflige des humiliations terribles à certaines femmes de l’aristocratie qui ne lui semblent pas dignes de son plus ancien et plus glorieux blason (II, 98—100; 738—39). Le Narrateur aussi est si cruel avec sa grand-mère et avec Albertine que, après leur mort, il a le sentiment d’être coupable d’ "un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner" (IV, 78). Mais dans tous ces cas il s’agit de cruautés qui restent circonscrites à un rapport à deux et qui ne peuvent être expliquées par la psychologie des foules. Toutes ces cruautés de couple resteraient secrètes et privées s’il n’y avait pas le Narrateur-voyeur ou le Narrateur-espion pour les découvrir et les dénoncer au lecteur. Ce n’est que dans le cas de Saniette (et de très peu d’autres personnages) que nous assistons au véritable sacrifice d’un bouc émissaire, conforme à toutes les règles bien décrites par René Girard et, avant Girard, par plusieurs anthropologues. Pour Saniette l’expression "souffre-douleur" (III, 293) n’est pas exagérée.

Le groupe qui persécute Saniette se croit justifié ou du moins motivé par ses "défauts" qui seraient la cause de la violence collective. Mais, comme cela arrive toujours avec les boucs émissaires, ces prétendus "défauts" ne sont en réalité que des aspects neutres ou même des qualités. Quelles seraient donc les "fautes" de Saniette? Timidité, simplicité, bon cœur, érudition, une famille distinguée (I, 200). Et encore: désir de plaire, trop d’humilité (III, 265), compétence linguistique (III, 733), bon goût musical (III, 769): "Il avait dans la bouche, en parlant, une bouillie qui était adorable parce qu’on sentait qu’elle trahissait moins un défaut de la langue qu’une qualité de l’âme, comme un reste de l’innocence du premier âge qu’il n’avait jamais perdue. Toutes les consonnes qu’il ne pouvait prononcer figuraient comme autant de duretés dont il était incapable" (I, 200).

Saniette est comme un saint. Je ne me rappelle plus si quelqu’un a déjà fait remarquer que le nom "Saniette"–un nom assez étrange–est un anagramme de "Sainteté." C’est une sainteté qui le pousse à aimer ses persécuteurs. Malgré les innombrables offenses et humiliations, il revient avec fidélité chez les "amis" Verdurin, comme un chien qui n’arrête pas d’aimer un maître qui le frappe et lui fait du mal. On pourrait dire de lui ce qu’Isaïe chante sur le Serviteur de Jahvé: "Objet de mépris, abandonné des hommes,/ homme de douleur, familier de la souffrance,/ comme quelqu’un devant qui on se voile la face,/ méprisé, nous n’en faisions aucun cas./ […]/ Maltraité, il s’humiliait, il n’ouvrait pas la bouche,/ comme l’agneau qui se laisse mener à l’abattoir" (Is 53, 3.7). Saniette réalise les béatitudes de l’Évangile: il tend l’autre joue, il aime ceux qui le haïssent, il pardonne sans garder rancune. Ce personnage ridicule et un peu "idiot" est, comme le prince Myskin dans L'Idiot de Dostoevskij, une réincarnation du Christ. Il est donc tout à fait normal que les "fidèles" des Verdurin soient poussés par une force irrésistible à se transformer en assassins sacrificateurs: "Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois" (III, 325).

L’attitude du Narrateur face à ces crises "victimaires" est assez ambiguë. Apparemment il se place du côté de la victime innocente, et partage, en l’exaspérant, l’indignation du lecteur. Mais d’habitude il ne fait rien pour soustraire le bouc émissaire à l’égorgement rituel. Une seule fois le Narrateur, pour laisser souffler Saniette, change le sujet de la conversation: "Pour mettre fin au supplice de Saniette, qui me faisait plus mal qu’à lui, je demandais à Brichot s’il savait ce que signifiait Balbec" (III, 327). Mais, avec ces mots, le Narrateur établit sa supériorité psychologique par rapport à la victime désignée dont un nouveau défaut est révélé: l’insensibilité qui produirait l’incapacité de souffrir. Le bouc émissaire est ainsi rabaissé à un niveau sous-humain, à celui d’un animal: une race inférieure, qui peut être torturée pour le divertissement des êtres sensibles et supérieurs, sans que cela puisse être considéré comme un crime. En réalité le Narrateur partage l’antipathie universelle et le peu d’estime pour Saniette, qui pour lui aussi est ridicule et agaçant. Et cela se répète dans les principales scènes de torture collective contre une victime isolée.

Les deux cas les plus remarquables, après Saniette, sont l’exécution mondaine de Bloch réalisée par madame de Villeparisis dans Le Côté de Guermantes et l’humiliation de Charlus par Madame Verdurin dans La prisonnière. Quant à Bloch, évidemment le Narrateur est convaincu que, à cause de sa mauvaise éducation, de sa mesquinerie et de son impertinence, il a bien mérité la punition que lui inflige la vieille marquise. Cette cruauté est ainsi justifiée et presque applaudie. Bloch a fait trop d’erreurs! Il est coupable! C’est bien fait!

Et pourtant, si l’on regarde les choses avec un certain recul, Bloch aurait droit à toute notre "Mitleid" (compassion) et nous devrions lui apporter tout notre soutien. C’est un jeune juif humilié en public par le duc de Châtellerault à cause de sa "race." Aux questions de Bloch sur l’affaire Dreyfus le jeune aristocrate répond impoliment: "Excusez-moi, monsieur, de ne pas discuter de Dreyfus avec vous, mais c’est une affaire dont j’ai pour principe de ne parler qu’entre Japhétiques" (II, 544). La réaction du groupe est intéressante: "Tout le monde sourit," et exprime ainsi sa solidarité avec le bourreau. Madame de Villeparisis fait semblant de ne pas s’apercevoir des mots que Bloch cherche à lui adresser pour la saluer avant de s’en aller: cette extraordinaire impolitesse de la marquise est approuvée et admirée les jours suivants dans tous les salons (II, 546). Plus intelligent que le Narrateur, le texte semble connaître la vérité: "Il [Bloch] avait maintenant le menton ponctué d’un ‘bouc’ " (II, 487). Bloch était donc un "bouc émissaire," comme tous les juifs français pendant l’Affaire.

Ce personnage aurait droit à la solidarité du Narrateur pour une autre raison: il est en train de lutter pour défendre un juif innocent–Dreyfus–qui souffre horriblement dans une cruelle déportation. Malgré cette générosité Bloch nous est présenté comme s’il était coupable de quelque u b r i z qui pousse les Dieux à le chasser. Le récit que le Narrateur nous donne ressemble plus à celui du meurtre de Remus par Romulus qu’à celui d’Abel par Caïn.

La même chose arrive dans la soirée chez madame Verdurin: le baron de Charlus y est accusé en public de corrompre le jeune Morel, et il est expulsé. Le Narrateur, qui avait été prévenu de ce qui allait se passer et qui aurait donc pu mettre en garde Charlus et le sauver, n’en fait rien, il se tait lâchement. Et, pour se justifier, il attribue ce lynchage d’un homosexuel par un groupe social intolérant et hypocrite non à l’homophobie persécutrice mais aux "erreurs" de Charlus et de ses invités. Ce soir-là Charlus aurait commis des erreurs psychologiques: il aurait négligé de présenter à la maîtresse de maison les nombreux aristocrates qu’il avait rassemblés pour écouter Morel. Le récit mystifie le lecteur qui est amené à justifier une persécution à l’aide des prétendues erreurs de la victime.

Trop souvent nous oublions une chose importante: le Narrateur n’est pas Marcel Proust, son point de vue sur les événements ne coïncide pas avec le point de vue de l’écrivain. Celui-ci veut nous montrer les erreurs vues de l’intérieur, c’est à dire vues comme les voit celui qui se trompe. L’explication que Proust donne à Jacques Rivière ne doit pas s’appliquer seulement à la fin de Du côté de chez Swann.

Et comment pourrions-nous imaginer que, tant qu’il sera prisonnier du snobisme, le Narrateur puisse se détacher de la vision du monde du groupe ou des groupes sociaux dans lesquels il est inclus ou à l’intérieur desquels il ferait n’importe quoi pour être admis? Comment pourrait-il critiquer l’inqualifiable conduite, vraiment raciste et nazie, de Mme de Villeparisis vis-à-vis de Bloch, puisque la marquise lui apparaît comme l’antichambre du bonheur, c’est-à-dire comme le parcours obligé pour pénétrer dans l’univers enchanté de la duchesse de Guermantes? Pour un snob tel que le Narrateur à ce moment-là de sa formation, Mme de Villeparisis aurait bien pu mettre Bloch dans une chambre à gaz et dans un four crématoire: il aurait approuvé! Et voilà donc un premier résultat intéressant de cette "méditation sur Saniette": le snobisme n’est pas "neutre," ce n’est pas un phénomène circonscrit et séparé des niveaux les plus profonds de la morale, et qui ne serait intéressant que du point de vue sociologique. Le snobisme est cruel par essence, c’est une violence de masse contre des gens plus faibles, c’est une persécution sanglante. Et cela est vrai pour les deux côtés du snobisme, d’une part ceux qui font déjà partie de l’élite et qui rejettent les "nouveaux," et d’autre part ceux qui cherchent à monter vers le faîte de la pyramide sociale: ils sont encore plus cruels envers les malheureux. En partant de Saniette, c’est-à-dire de la victime d’un sacrifice, nous voyons donc tomber quelques cloisons étanches qui séparaient les différents thèmes de la Recherche.

Antisémitisme et snobisme jouent dans le roman le même rôle: éloigner et repousser les êtres qui sont considérés comme inférieurs pour une raison ou pour une autre. L’ostracisme contre ce qui est plus "bas" a le même effet qu’avaient les sacrifices humains dans les civilisations païennes ou primitives: jeter les fondements d’une culture, ramener la cohésion et la "communion" à l’intérieur de la tribu grâce aux souffrances et au supplice infligé à quelque innocent. Toute élite est donc violente, et le duc et la duchesse de Guermantes, au-delà du charme de leur "nom," doivent être reconnus pour ce qu’ils sont réellement: un couple d’assassins. Et le Narrateur est leur complice.

Mon admiration ne cesse de grandir chaque fois que je relis la longue séquence finale des Guermantes: la visite de Swann qui annonce au duc et à la duchesse sa mort prochaine. Il s’agit, à mon avis, d’un véritable chef-d’œuvre. Je ne sais pas si Proust a jamais écrit une chose aussi parfaite que celle-ci. La perfection vient de l’entrelacement de plusieurs éléments apparemment hétérogènes qui sont en réalité convergents: les maladies mortelles dont la nature se sert pour expulser les faibles (Swann, Amanien); la solitude radicale de l’homme qui vient de l’indifférence des forts face aux souffrances et à la mort d’autrui; le complexe de supériorité héraldique des ducs, qui est une arme formidable pour exclure et persécuter n’importe qui; leur conviction que, coupable ou innocent, Dreyfus doit rester à l’île du Diable pour ne pas déranger la hiérarchie sociale, la tradition religieuse et l’ordre établi; la révolte de Swann–condamné à mort–contre cette vague de haine et de mépris pour les juifs, qui sont son peuple; les souffrances amoureuses du jeune valet de pied que la duchesse, rien que pour le goût sadique d’infliger de la peine, empêche de rencontrer sa fiancée… Aucune colle "structurelle" ne pourrait éviter la désagrégation d’un ensemble si complexe s’il n’était pas cimenté par la présence obsessionnelle du thème de la persécution.

Et à la fin de ce parcours à la recherche de Saniette et des autres boucs émissaires proustiens, nous pouvons enfin comprendre le rôle que joue l’Affaire Dreyfus dans la Recherche. L’histoire du capitaine juif condamné injustement pour espionnage est une synecdoque: la partie pour le tout. Dreyfus–comme Saniette–est la condition humaine, est la rencontre avec une "affreuse vérité," avec cette suprématie du négatif et de la douleur dont la révélation est le but de l’art et de la littérature.

Proust nous montre un certain nombre d’ingénuités du Swann dreyfusard, ce qui a poussé certains commentateurs à en conclure que vers la fin de sa vie l’écrivain se serait convaincu que tous les dreyfusards furent des naïfs. Quel étrange raisonnement! Nous savons très bien que Swann introduit toujours une certaine quantité d’erreurs dans tout ce qu’il fait, même quand il travaille sur Vermeer ou sur Giotto. Avec le personnage de la grand-mère, Swann représente dans le roman l’idolâtrie ruskinienne: il est donc obligé de se tromper, du moins un peu. Mais il serait vraiment absurde d’en déduire que Proust méprisait la chapelle des Scrovegni et la Vue de Delft.

Il faut vraiment être aveugle pour ne pas voir le côté tragique, et même un peu héroïque du dreyfusisme "terminal" de Swann. Deux citations suffiront à nous en convaincre: "Arrivé au terme prématuré de sa vie, comme une bête fatiguée qu’on harcèle, il exécrait ces persécutions et rentrait au bercail religieux de ses pères" (II, 868—69). Swann découvre la solidarité avec les juifs français menacés: "solidarité que Swann semblait avoir oublié toute sa vie, et que greffées les unes sur les autres, la maladie mortelle, l’affaire Dreyfus, la propagande antisémite avaient réveillée" (III, 89). D’ailleurs cette menace tragique qui pèse sur les juifs européens (et que la découverte de l’innocence de Dreyfus éloigna de la France pour un certain temps) ne fut que retardée d’environ 40 ans, après lesquels elle fit 6 millions de morts. Je ne trouve donc rien de ridicule dans la "conversion juive" du dernier Swann. Quand on cherche à expliquer l’expression "constipation des Prophètes" (I, 395), il ne faut pas s’arrêter seulement sur le premier mot. La prophétie a autant d’importance que la constipation. Vers la fin de leur vies Swann et Proust ont appris à deviner le futur.

Pourquoi Swann meurt-il? Une maladie, bien sûr. Un cancer, probablement. Mais nous savons que les tumeurs aussi fleurissent sur le désespoir, sur l’angoisse, sur le sentiment d’avoir raté sa vie. A la fin des Guermantes la situation de Swann est aussi tragique que celle de Phèdre dans la dernière scène du cinquième acte. L’héroïne racinienne ne peut pas survivre à la perte de son honneur, et Swann d’autre part n’a plus une raison d’être après qu’il a vu s’écrouler tout ce en quoi il avait cru. Le sens de sa vie était l’hypothèse d’une parfaite intégration entre juifs et non juifs en France. Lui, le charmant juif du Jockey Club, accueilli à bras ouverts au sein de l’élite la plus raffinée et exclusive… Et maintenant? Qu’est-ce qui survit de ce rêve et de ce projet? Rien: une débâcle complète. L’élite de la société française n’est qu’une bande de persécuteurs sans pitié, un troupeau de loups antisémites, une horde d’imbéciles féroces. À propos du Jockey Club, Swann se confie au Narrateur: "Depuis tout ça, je ne mets plus les pieds dans cet endroit" (II, 871). L’Affaire Dreyfus a transformé Swann en un oxymoron, comme cette "noire flamme" qu’est Phèdre. Swann est l’ami intime de ceux qui préfèrent le mensonge à la vérité et l’injustice aux droits de l’homme. Sa condition est semblable à celle de certains juifs allemands entre 1938 et 1943. Ils étaient les amis personnels des leaders nazis et ainsi, en portant un toast à la santé du Führer, voyaient partir pour Auschwitz ou Dachau leurs cousins ou leurs oncles. Comment Swann aurait-il pu survivre? Et comment peut-on ne pas voir la centralité de Dreyfus dans la Recherche?

On ne se tromperait pas trop en disant qu’il y a quelque chose de " métaphysique " et une espèce d’angoisse religieuse dans l’attitude de Proust à l’égard de l’Affaire. Ce qui le frappe surtout est le sacrilège commis par les catholiques antidreyfusards. Si les chrétiens ne voient pas l’innocence des victimes, et s’ils ne savent pas reconnaître le Christ persécuté à côté d’eux, en quoi seraient-ils moins aveugles que les autres?

C’est Zezette–l’actrice juive amante de Saint-Loup–la première qui s’indigne pour l’impiété antidreyfusarde de Mme de Marsantes: "la mère de Robert, une femme pieuse, dit qu’il faut qu’il [Dreyfus] reste à l’île du Diable, même s’il est innocent, n’est-ce pas une horreur?" (II, 462). Au contraire–et cela ne nous surprend guère–"un catholique comme Saniette tenait aussi pour la révision" (II, 870). Chaque victime reconnaît tout de suite une autre victime.

Permettez-moi de citer une lettre de Proust à Mlle Kiki Bartholoni: "Comme si les défenseurs de l’Autel n’auraient pas dû avant tous les autres être les apôtres de la vérité, de la pitié et de la justice" (Corr. II, 244; Kolb pense que c’est une lettre de l’été 1898). Je trouve aussi très intéressante la lettre que l’écrivain envoya à Pierre d’Orléans, un antidreyfusard de bonne foi, qui avait été son supérieur pendant le service militaire à Orléans. Proust s’étonne du fait que l’on puisse rester amis si l’on croit en des religions différentes, si l’on a des idées politiques ou des philosophies opposées, tandis qu’on ne peut que se détester si on ne partage pas la même opinion à propos de l’innocence de Dreyfus. Et il ajoute: "si un prêtre est dreyfusard les catholiques l’insultent" (Corr. XIV, 337; la lettre aurait été écrite le 30 novembre 1899; c’est Kolb qui identifie le destinataire à l’aide d’un raisonnement). Évidemment Proust est convaincu que ces catholiques ne sont pas du tout catholiques, ce sont des adorateurs de l’Antéchrist, lequel, vers la fin du siècle dernier, s’empara de la grande majorité de l’église de France. La conséquence inévitable a été la déchristianisation presque complète en France au cours du XXe siècle.

Dès qu’il est convaincu de l’innocence de Dreyfus, le prince de Guermantes a un rendez-vous secret avec son confesseur, l’abbé Poiret, qui est lui aussi un dreyfusard qui se cache, et lui demande de célébrer des messes pour le prisonnier de l’île du Diable. Depuis longtemps la princesse faisait de même à l’insu de son mari (III, 107). Les deux époux ont une bonne connaissance de la théologie. La messe est un sacrifice, c’est l’immolation d’une victime innocente, exactement la même histoire que ce qui se passait en France depuis 1894. Proust sait très bien qu’il y a une parenté proche entre l’Eucharistie et chaque nouveau sacrifice humain. Eucharistie et Baptême: je crois avoir démontré que les trois mémoires involontaires qui soutiennent la charpente de la Recherche–résurrection de Venise, "bouleversement de toute ma personne," et petite madeleine–sont imprégnées de thèmes baptismaux et eucharistiques. Mais il n’y aurait aucun Baptème et il n’y aurait aucune Eucharistie sans la violence meurtrière de la foule contre un Agneau innocent (le Christ, Dreyfus, Saniette). Le mystère de la persécution est donc la pierre angulaire du roman proustien.

Au début de Sodome et Gomorrhe I nous apprenons que le Narrateur vient "d'avoir plusieurs duels sans aucune crainte, à cause de l'affaire Dreyfus" (III, 10), mais il ne nous explique pas si son engagement était pour ou contre la thèse de l'innocence du capitaine juif. Il nous faut donc attendre son colloque avec Swann (III, 96-97; 103-04; 106-07; 109-10) pour être certains que le protagoniste est dreyfusard. C'est pour cela que Swann le choisit comme confident. Mais il ajoute: "Et puis aussi pour une autre raison que vous saurez un jour" (III, 103). Malheureusement Proust est mort sans avoir écrit la page contenant l'explication annoncée, et ce petit mystère contribue à créer autour de l'épisode une solennité étrange et un rien de "sacré". Ceux qui connaissent un peu la Bible pensent à Samuel oignant le jeune David (1 S, 16,13) ou à l'esprit d'Élie qui, au moment de l'enlèvement du prophète, passe à son disciple Élisée (2 R 2,9-15) ou encore à Jean baptisant Jésus et lui rendant témoignage (Mt 3,13-17; Mc 1,9-11; Lc 3,21-22; Jn 1,29-34). À l'imitation des prophètes de l'Ancien et du Nouveau Testament, Swann rend témoignage à la mission du Narrateur. Ce qui n'était qu'implicite dans le geste de la grand-mère (II, 29; III, 152-53) qui à Balbec aide son petit-fils fatigué à enlever ses bottines (cfr. Mt 13,11; Mc 1,7; Lc 3,16; Jn 1,27) devient ici explicite. Mais de quelle mission s'agit-il? Évidemment cette mission ne peut être que l'écriture. Swann, comme Jean baptiste, a compris que derrière lui vient qulqu'un qui est plus fort que lui et qui sera capable d'aller au delà de l'obstacle stérilisant qu'il ne pouvait pas dépasser. Et, à mon avis, le fait que ce témoignage rendu à la mission de "créateur" assigné au Narrateur est en relation, par un lien très profond, avec l'Affaire Dreyfus (c'est-à-dire avec la dénonciation de la persécution contre un bouc émissaire innocent) est fondamental. Que René Girard me pardonne le plagiat: on ne se tromperait pas trop en disant que le Narrateur est ainsi chargé de révéler "des choses cachées depuis la fondation du monde" (Mt 13,35) et que sa vocation d'écrivain consiste précisement en cela.

J’ai toujours trouvé très médiocres les pages de Jean Santeuil sur l’Affaire (619—59). On dirait que Jean est encore à la recherche d'émotions fortes ou exquises et que pour lui la justice et la vérité ne sont que des prétextes pour cultiver sa "sensibilité" supérieure et en faire étalage avec un narcissisme naïf. Au contraire de ce que l'on croit, c’est d'ailleurs ici, c'est-à-dire dans le jeune Proust, que nous trouvons le refus le plus radical de tout engagement:

Supposez un homme intelligent comme M. Rustinlor mais qui pour une raison ou pour une autre ne peut pas se décider à réfléchir sincèrement, à écrire une page profonde, à rentrer d’une manière désintéressée en soi-même. Il n’aura nullement la même paresse si vous lui demandez son nom pour figurer sur une adresse ou son vote pour tel candidat. Ce sera cela l’acte important, l’acte où il aura le sentiment d’avoir fait quelque chose, quelque chose de remarqué, de décisif, de significatif. De telles choses à proprement parler ne sont rien, nous n’y mettons rien de nous même: comment donc pourraient-elles rien garder de nous? (JS, 627).

Il est à mon avis évident que l’adhésion de Proust à la philosophie de Schopenhauer, et donc au mépris pour l’engagement, doit être mise en relation avec le grand succès que cette idéologie décadente eut en Europe entre 1880 et 1900. Quand la jeunesse intellectuelle européenne est entrée dans le nouveau siècle, la force d’attraction exercée par Le Monde comme volonté et comme représentation a diminué. Pourquoi Proust aurait-il été le seul de sa génération à marcher à reculons, comme les écrevisses? Dans mon livre Proust e la Bibbia il y a un chapitre Dimenticare Schopenhauer (oublier Schopenhauer) dans lequel j’affirme que la pensée du Narrateur s’est éloignée de Schopenhauer.

Ceux qui ont soutenu la thèse (et il sont plusieurs) selon laquelle l’Affaire Dreyfus n’a plus aucun intérêt intrinsèque pour le Proust de la Recherche, font une confusion entre les idées de l’écrivain et celles de M. de Charlus, à propos duquel nous lisons dans Le Temps retrouvé: "Sa frivolité était si systématique, que la naissance unie à la beauté et à d’autres prestiges était [pour lui] la chose durable–et la guerre, comme l’affaire Dreyfus, des modes vulgaires et fugitives" (IV, 379). Cette critique adressée à Charlus par le Narrateur devrait nous aider à ne pas nous tromper dans l’interprétation d’une page célèbre de la méditation esthétique dans la bibliothèque du prince de Guermantes:

Quant au livre intérieur de signes inconnus […], pour la lecture desquels personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistait en un acte de création où nul ne peut nous suppléer ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l’écrire! Que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là! Chaque événement, que ce fût l’affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d’autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là, ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l’unité morale de la nation, n’avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n’était que des excuses, parce qu’ils n’avaient pas ou plus de génie, c’est-à-dire d’instinct. […] à tout moment l’artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier (IV, 458).

Il n’y a qu’une nuance entre ces idées du Narrateur et les affirmations "frivoles" de Charlus, mais dans cette nuance il y a tout un univers de philosophie de l’Art. Le sens de cette dernière citation est que la vraie littérature et la vraie réalité coïncident: la découverte de l’injustice est donc en elle-même vraie littérature, parce que "le plaisir esthétique est précisément celui qui accompagne la découverte d’une vérité" (PM 132). Quelques pages plus loin Proust écrit: "La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature" (IV, 474), mais cette thèse est le contraire de l’esthétisme, puisque toute opposition "ontologique" entre vraie vie et vraie littérature est supprimée.

Dans une lettre à Madame Straus du 21 juillet 1906 Proust, avec un peu d’ironie, écrit que les vies de Picquart et de Dreyfus ressemblent à un conte de fées. En elles la providence et le "happy end" triomphent (Corr. VI, 159-60). L’Affaire a été une exception; la règle est beaucoup plus sévère. La plus grande partie des victimes n’ont aucune consolation dans la vie, d’innombrables injustices restent comme telles à jamais, la providence ne fait rien, Dieu est caché, les méchants et les calomniateurs triomphent, de nombreux innocents sont condamnés plusieurs fois jusqu’à la sentence définitive et personne, à commencer par les chrétiens et les prêtres, n’a pitié d’eux. Le cri du martyr torturé jusqu’à la mort monte vers le ciel, mais il ne se passe rien, et presque toutes les victimes, à quelques rares exceptions près, pourraient s’écrier: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?" (Mt 27, 46; Ps 22, 2). Et pourtant il faut reconnaître que ce cri est arrivé jusqu'à nous, n’a pas été oublié. L’Écriture–c’est-à-dire la Bible–nous l’a transmis. Il y a eu quelqu’un ou quelque chose qui a su donner une voix et donc une vie posthume à l’horreur de la victime massacrée par une foule descendue au niveau des bêtes. Rendre la voix et la dignité aux douleurs méprisées et oubliées c’est en effet la raison d’être de l’Écriture, car elle est–comme Proust le dit de la littérature–le véritable " Jugement dernier. "

Dans une section du Temps retrouvé on trouve un éloge paradoxal de la souffrance. L’œuvre d’art–Proust nous le dit–est pour son créateur la seule forme de rachat efficace puisqu’elle peut transformer le négatif en positif, comme croyaient le faire les alchimistes qui, à partir de la souffrance et de la médiocrité de l’ "œuvre au noir", arrivaient jusqu’à l’or du "Grand Œuvre."

Mais ce rachat est-il efficace seulement pour l’auteur ou bien l’écriture peut-elle aussi consoler les injustes souffrances subies par les gens que l’écrivain a rencontrés dans sa vie et qui lui ont fourni les traits de ses personnages?:

J’avais beau croire que la vérité suprême de la vie est dans l’art, j’avais beau, d’autre part, n’être pas plus capable de l’effort de souvenir qu’il m’eût fallu pour aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand-mère, je me demandais si tout de même une œuvre d’art dont elles ne seraient pas conscientes serait pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement. Ma grand-mère que j’avais, avec tant d’indifférence, vue agoniser et mourir près de moi! Ô puissé-je, en expiation, quand mon œuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures, abandonné de tous, avant de mourir! D’ailleurs j’avais une pitié infinie même d’êtres moins chers, même d’indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s’ils étaient morts pour moi. (IV, 481)

L’écriture avec un petit "e," dans laquelle le Narrateur va se plonger, pourra être pour toutes ces victimes oubliées l’accomplissement qu’elles n’ont pas eu, comme l’ Écriture avec un grand "E" l’a été pendant trois millénaires pour des centaines de millions d’hommes?

 

*

Torna